Chapitre XII

Depuis deux jours et deux nuits, il pleuvait. La saison humide était venue. Ce n’était pas une pluie torrentielle, accompagnée par de la tempête, comme celle qui avait propulsé Morane et ses compagnons dans l’aventure, mais une pluie lancinante qui semblait ne jamais devoir finir.

Le rio, grossissant d’heure en heure, emportait la pirogue à une vitesse toujours plus grande qui, à cause des nombreux rochers encombrant le courant, rendait la navigation dangereuse.

Cela faisait quatre nuits à présent que Morane et ses compagnons, après avoir dépassé la limite du territoire occupé par les Morcegos, descendaient la rivière. Jusqu’à présent, les Chavantes ne s’étaient pas encore manifestés et, comme le lit du rio s’élargissait de plus en plus, on pouvait espérer atteindre bientôt un quelconque endroit touché par la civilisation.

Gonflés d’espoir, Morane, Rias et Chinu pagayaient vigoureusement cette nuit-là pour maintenir le canot au milieu du courant, loin de la berge d’où les Chavantes pouvaient, à tout instant, décocher leurs flèches meurtrières.

— Avec un peu de chance, fit Rias, nous pouvons atteindre le confluent du rio et de la rivière dont il est tributaire – probablement le Xingu ou l’un de ses principaux affluents – avant l’aube. Là, nous rencontrerons sans doute des Indiens ayant eu des contacts amicaux avec les civilisés, et ils nous aideront…

Rias venait à peine de prononcer ces paroles qu’un grondement sourd monta, dominant le crépitement de la pluie. En même temps, le courant se faisait plus violent encore.

— Un rapide, cria Morane. Vite, à la berge !…

C’était là le plus sage parti à prendre car, en raison de la forte dénivellation du terrain, la navigation sur ce rio gonflé par la pluie pouvait devenir dangereuse.

Tirant à pleins bras sur leurs pagaies, les trois hommes dirigèrent la pirogue vers la rive. Ils allaient l’atteindre, lorsque l’étrave heurta un obstacle, rocher ou tronc d’arbre immergé, et l’embarcation pivota sur elle-même, offrant le flanc au courant. Tournant à la façon d’une toupie, la pirogue se mit à dériver rapidement. Quand les pagayeurs eurent réussi à la redresser, il était trop tard. Le rapide l’avait happée.

Tout ce qui restait à faire, c’était de maintenir le canot en équilibre et de le soustraire au contact des rochers parsemant le lit du rio sur toute sa largeur. Ballottés de droite à gauche, aveuglés par les paquets d’eau et par la pluie tombant avec une violence accrue, Morane, Rias et Chinu faisaient de leur mieux pour éviter que la pirogue soit à nouveau prise de travers et roulée comme un fétu de paille.

Il était dit cependant que la chance devait, en ce moment critique, abandonner les trois hommes. Comme Morane voulait détourner le canot d’un rocher, sa pagaie heurta celui-ci avec une telle violence qu’il en perdit l’équilibre. Il tenta de se redresser, mais en vain. En basculant, il heurta de la hanche le bordage de la pirogue et celle-ci se retourna soudain, précipitant ses occupants dans les eaux tumultueuses.

Excellent nageur, Morane ne tenta pas de lutter contre le courant. Au contraire, il se laissa emporter, se contentant d’éviter, dans la mesure du possible, les rochers dont le contact pouvait être mortel. Cependant, les forces de l’homme avaient des limites. Roulé dans tous les sens, giflé par les vagues, aveuglé par l’écume, Bob vit l’instant où il allait couler. Prêt à s’abandonner, il eut cependant un dernier sursaut d’énergie et tenta de lutter encore. Une fois de plus, son courage fut récompensé. Autour de lui, l’eau cessa tout à coup de bouillonner. Toussant, crachant, Morane émergea et ouvrit les yeux. À quelques brasses, la berge. Faisant appel à ce qui lui restait de forces, il réussit à l’atteindre et à s’y hisser. Il demeura couché dans la vase, haletant et pourtant heureux sous la pluie qui ne cessait de tomber.

Presque aussitôt, il songea à ses compagnons. Avaient-ils, eux aussi, réussi à s’en tirer ? Pour le peu que Bob s’en souvînt, Rias et Chinu étaient d’excellents nageurs. Pourtant, dans les eaux rageuses du rapide, la chance comptait avant tout et un champion olympique lui-même aurait couru le risque de se noyer.

Se redressant, Morane regarda autour de lui, pour apercevoir Alex qui, traînant la jambe tout le long de la rive, avançait dans sa direction. Bob se précipita à sa rencontre. Le pantalon du Brésilien, déchiré jusqu’à mi-cuisse, laissait voir une vilaine plaie au genou.

— Un rocher, dit Rias. Et toi, ça va ?…

Morane eut un signe affirmatif.

— Je crois bien être intact, fit-il. Mais je ne vois pas Chinu…

Ils découvrirent l’Indien accroché à une racine, à quelques centaines de mètres en aval. Il était à demi noyé, et il fallut lui faire la respiration artificielle pour le ramener à la vie.

Sains et saufs, les trois hommes entreprirent alors de faire le bilan de la catastrophe. Leur situation n’était guère brillante. Ils avaient tout perdu dans le naufrage : armes, vivres, pharmacie et matériel, sauf une machette que Chinu portait en sautoir à la manière indienne, des allumettes dans une boîte étanche, un revolver (celui de Rias) dont les cartouches, mouillées, étaient inutilisables, et un tube contenant du permanganate de potasse et qui, bien bouché, n’avait pas laissé pénétrer l’eau. Le revolver, attaqué par la rouille, ne tarderait pas à être lui-même inutilisable. Par bonheur, Morane avait conservé le plus cher de ses trésors : les boîtes de films cousues à l’intérieur de sa veste.

Le premier soin des trois naufragés fut de se construire un abri précaire, fait de larges feuilles de bijao, ou faux bananier, sous lequel un maigre feu fut allumé. Bien abritées, les flammes ne risquaient pas d’être aperçues par des ennemis éventuels. Ceux-ci, les Chavantes, devaient eux-mêmes, pour se protéger de la pluie, être terrés au fond de leurs cases.

Les vêtements furent mis à sécher et Morane émietta une pastille de permanganate sur la plaie que Rias portait au genou. Cette médication énergique devait, en amenant une cautérisation rapide, prévenir tout danger d’infection.

Ayant revêtu leurs vêtements secs, les trois hommes se concertèrent rapidement. Leur situation s’avérait plus critique que jamais car, sans armes, sans vivres, ils avaient bien peu de chances d’échapper à la forêt hantée par les Indiens « bravos ». Pourtant, après quelques minutes de lassitude, ils reprirent courage, bien décidés à tenter l’impossible pour sauver leurs vies.

Le canot perdu, il ne fallait pas songer, avec le maigre outillage dont on disposait, à en creuser un nouveau. D’autre part, un radeau ne pourrait résister à la violence du courant et se briserait immanquablement sur les rochers.

— La solution la plus simple, mais aussi la plus dangereuse, dit Morane, serait de continuer par voie de terre en suivant, dans la mesure du possible, le cours du rio. Une fois parvenus à la rivière dont il est tributaire, nous tenterions d’atteindre un établissement d’Indiens civilisés. Évidemment, comme il est difficile d’avancer en forêt pendant la nuit, il nous faudrait marcher de jour, ce qui nous exposerait davantage aux attaques des Chavantes.

La grimace d’Alejandro n’avait rien de bien réjouissant.

— Ce plan ne m’emballe guère, fit-il. Pourtant, c’est le seul que nous puissions suivre. Qu’en penses-tu, Chinu ?…

L’Indien hocha la tête avec une sorte de désespoir farouche.

— Les Chavantes nous trouveront, nous tueront avec leurs grandes massues et puis nous dévoreront…

— Les Chavantes ne sont pas anthropophages, et tu le sais bien, coupa Rias.

Tous trois se turent, se contentant de remuer en silence leurs idées noires. Bien sûr, les Chavantes n’étaient pas anthropophages mais cela ne changeait vraiment rien aux risques courus.

 

*
* *

 

Il y avait cinq jours maintenant que les trois hommes erraient dans la forêt. Les Chavantes les avaient découverts et, en tentant de fuir, ils s’étaient éloignés du rio qu’ils tentaient en vain à présent de trouver. Ce qui était inquiétant, c’est que les Indiens n’attaquaient pas. On les devinait partout, égaillés dans les fourrés ; mais ils ne tentaient aucun geste d’agression. Sans doute attendaient-ils que les voyageurs tombent d’épuisement pour s’emparer d’eux et les réduire en esclavage, sort auprès duquel la mort elle-même pouvait paraître bien douce.

À présent, Morane, Rias et Chinu avaient atteint les frontières du désespoir. Minés par les fièvres, affaiblis par l’humidité, à demi morts de faim, c’était à peine s’ils se sentaient encore le courage de lutter pour leurs vies. À cause de sa blessure au genou qui s’était rouverte, Alejandro était le plus mal en point. Exténué il finit par se laisser tomber sur le sol.

— Je n’en puis plus, dit-il à l’adresse de Bob. Continuez seuls, Chinu et toi…

— Ne fais pas l’idiot, grinça le Français. Si nous devons nous en tirer, nous nous en tirerons tous ensemble…

Mais Chinu, le pied largement entamé par une épine, ne valait guère mieux que Rias. Il s’assit lui aussi, refusant d’avancer. Une soudaine colère embrasa Morane.

— Levez-vous, hurla-t-il. Il nous faut retrouver le rio. Vous m’entendez, il nous faut le retrouver !… Nous pousserons une vieille souche à l’eau et nous nous abandonnerons au fil du courant…

Cependant, ni Rias ni Chinu ne lui répondirent. Ils avaient sombré dans une somnolence qui semblait bien voisine de la mort. Morane lui-même se sentait à bout. Pendant un court instant, il eut envie de se coucher à côté de ses compagnons, mais il pensa aux Chavantes et un dernier sursaut d’énergie le jeta en avant. Il faut que je retrouve la rivière ! Il faut que je la retrouve !…

Grelottant de fièvre, risquant de s’écrouler à chaque pas, il se mit à sabrer le sous-bois à grands coups de machette. Il allait droit devant soi, sans suivre de direction précise, et il était fort possible qu’il tournait le dos à la rivière.

« Je dois la retrouver, marmottait-il à la façon d’une litanie, je dois la retrouver !… »

Petit à petit, ce qui lui restait de force l’abandonnait. Pourtant, il songeait encore, comme s’il voulait tromper sa lassitude, se tromper lui-même : « Quand j’aurai retrouvé le rio, je reviendrai chercher Alex et Chinu et, à nous trois… »

Mais, bientôt, il n’eut même plus la force de penser. Tout ressort brisé, il s’arrêta au bord d’un taillis, incapable d’avancer encore d’un pas. Pourtant, il ne tombait pas et demeurait hébété. Il aurait voulu franchir le taillis mais, dans l’état d’épuisement où il se trouvait, c’était là un obstacle insurmontable.

C’est alors qu’un bruit léger, cri ou frôlement, retentit et qu’une horrible tête plate émergea de derrière le taillis, suivie d’un corps épais, d’un vert sombre marqué de taches brunes.

L’anaconda se balançait doucement, comme au rythme d’une chanson, et Bob se souvint des paroles de Rias avant qu’ils ne quittent la cité des Musus : « Nous ne pouvons pas espérer mettre chaque fois un anaconda dans notre jeu. » Non, ils ne pouvaient pas l’espérer…

La main de Morane se crispa sur la poignée de la machette et, rassemblant ses dernières forces, il fit décrire à la lame un demi-cercle meurtrier.

Il y eut un léger choc et l’horrible tête du grand boa d’eau, tranchée comme par un gigantesque rasoir, vola dans l’air. Alors, toute force abandonna Morane, et il tomba en avant, avec la sensation qu’un grand vide l’absorbait.

 

Sur la piste de Fawcett
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